-
Sciences cognitives moteur pour le développement pro
Lettre du pôle 3 parue sur https://www.reseau-canope.fr/
La lettre du Pôle Développement Professionnel de réseau Canopé est sortie !
Thématique : les Sciences Cognitives ! Un enseignant témoigne cinq ans après un projet piloté par Toscani Pascale : ce qu’il a vécu, ce qu’il a vu, ce qu’il en retient
Un objectif permanent et partagé par tous les enseignants et la communauté éducative : la réussite et l’épanouissement des élèves à l’école
Le système éducatif français peine encore à réduire les inégalités socio-économiques en matière de réussite scolaire, comme l’indiquent les études internationales telles que PISA1 ou les résultats des élèves aux évaluations nationales2. En 2019, 22,7 % des jeunes participants à la Journée défense et citoyenneté présentent des difficultés ou une maîtrise fragile en lecture3.
Si l’objectif de réduction des inégalités dépasse largement le cadre de l’école, l’éducation doit pouvoir contribuer à dépasser cette fatalité. Ainsi, des travaux d’Esther Duflo et d’Abhijit Banerjee (tous deux Prix Nobel d’économie en 2019) ont montré qu’il était possible de développer, dans plusieurs États de l’Inde, un programme de soutien scolaire faisant progresser significativement les élèves en lecture4. Avec un partenariat étroit entre des acteurs de terrain, la recherche et un soutien institutionnel, il aura fallu plusieurs expérimentations et essais randomisés contrôlés sur une dizaine d’années, pour passer de la preuve du concept au passage à l’échelle d’une politique éducative.
Cet exemple montre deux points importants :
- Des marges de progrès sont possibles pour contribuer à améliorer les performances des systèmes éducatifs.
- Le passage de la théorie à la pratique reste un processus itératif et long à mettre en œuvre : ce qui peut être efficace en laboratoire ou à petite échelle ne fonctionnera pas forcément dans le contexte de la classe et dans différents environnements.
[1] Le programme international pour le suivi des acquis des élèves, PISA (« Programme for International Student Assessment »), est un ensemble d'études menées dans le domaine de l'éducation par l'Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) visant à mesurer les performances des systèmes éducatifs.
[2] MENJ-DEPP, Évaluations 2022 - Point d’étape CP - Document de travail n° 2022-E03 – Série Études, Mai 2022.
[3] MENJ-DEPP, Note d’Information, n° 20.20. Juin 2020.
[4] Banerjee, Abhijit, Rukmini Banerji, James Berry, Esther Duflo, Harini Kannan, Shobhini Mukerji, Marc Shotland, and Michael Walton (2017). « From Proof of Concept to Scalable Policies: Challenges and Solutions, with an Application ». Journal of Economic Perspectives 31 (4): 73-102.Sciences cognitives et recherche en éducation
La cognition désigne l’ensemble des traitements de l’information effectués par le cerveau, notamment ceux qui sont mis en jeux dans les apprentissages scolaires1. Les sciences cognitives constituent un domaine de recherche pluridisciplinaire qui vise à comprendre les mécanismes sous-jacents de la cognition, de son développement et de sa régulation. Différents champs de recherche y contribuent, telles que la psychologie cognitive, les neurosciences, l’informatique, l’intelligence artificielle, la linguistique, la philosophie, ou la sociologie.
Avec l’essor, au cours des dernières décennies, des recherches en sciences cognitives, la compréhension des mécanismes qui sous-tendent différents aspects de la cognition, tels que l’apprentissage, la mémoire, l’attention et la métacognition, a beaucoup progressé.
La diffusion des connaissances issues de ces recherches suscite, depuis quelques années, un engouement auprès du grand public et des professionnels de l’éducation que sont les enseignant(e)s : en témoigne par exemple le succès d’événements tels que la Semaine du Cerveau. Les élèves et les enseignant(e)s s’y montrent très curieux(-ses) et désireux(-ses) de mieux comprendre le cerveau et la cognition. Au-delà de l’apport de connaissances scientifiques, cette compréhension pourrait être utile aux élèves pour mieux apprendre à l’école, mais également aux enseignant(e)s, afin d’améliorer leur enseignement.
En effet, des idées d’applications pratiques dans le domaine des sciences de l’éducation émergent de ce champ de recherche fondamental. Avec la difficulté déjà mentionnée de la transposition au contexte de la classe, les sciences cognitives peuvent néanmoins inspirer des interventions, des expérimentations appliquées en pédagogie, sur ce qui pourrait être fait par les enseignant(e)s afin de favoriser les apprentissages des élèves en classe.
De la recherche à la pratique et à l’évolution des pratiques professionnelles des enseignant(e)s
En partant des résultats de la recherche en sciences cognitives et en sciences de l’éducation, il s’agit bien d’accompagner une évolution des pratiques et des gestes professionnels des enseignant(e)s, avec l’enjeu éthique de la réussite de tous les élèves.
Au-delà de la formation des enseignant(e)s, cela nécessite un travail collaboratif entre chercheurs/chercheuses et enseignant(e)s : si l’enseignant(e) se nourrit des expertises issues de la recherche, il ou elle reste l’expert(e) pédagogue de sa classe, avec ses connaissances et son expérience de terrain.
L’accompagnement des enseignant(e)s doit également pouvoir s’appuyer sur un travail collectif au sein de la communauté éducative. En effet, l’engagement au sein de collectifs professionnels constitue un facteur fort de motivation et d’évolution, en favorisant le partage d’expériences et de ressources. Plusieurs collectifs et dispositifs s’appuient sur les apports des sciences cognitives dans les pratiques enseignantes en classe : par exemple, le programme d’éducation à l’attention ATOLE développé par Jean-Philippe Lachaux, les cogni-classes, ou le dispositif Apprenance.
Enfin, il s’agit de développer chez les enseignant(e)s un esprit d’expérimentation, pour tester ou conforter des pratiques pédagogiques. Pour aller plus loin, certain(e)s peuvent s’engager dans des recherches-actions (par exemple : les projets récompensés par le prix « Chercheurs en Acte » décerné par le Conseil Scientifique de l’Éducation nationale, ou les recherches-actions menées avec le laboratoire GRENE Monde, dirigé par Isabelle Toscani) ou encore participer à des expériences de recherche participative, telles que celles menées sur le contrôle inhibiteur par l’équipe dirigée par Grégoire Borst2.
En conclusion, cette lettre est l’occasion de nourrir une réflexion sur l’apport des sciences cognitives aux pratiques pédagogiques des enseignant(e)s, au service de la réussite des élèves.
Caroline Moreau-Fauvarque, Inspectrice Générale de l’éducation, du sport et de la recherche
[1] Marie Letang, Pascaline Citron, Julien Garbarg-Chenon, Olivier Houdé, Grégoire Borst (2020). « Bridging the Gap between the Lab and the Classroom: An Online Citizen Scientific Research Project with Teachers Aiming at Improving Inhibitory Control of School-Age Children ». Mind Brain and education, Pages 122-128.
[2] Joelle Proust, « La Métacognition. Les enjeux pédagogiques de la recherche » dans « La science au service de l'école. Premiers travaux du Conseil scientifique de l'Éducation nationale ». Éd. Odile Jacob, Réseau Canopé, 2019.ZOOM SUR LES SCIENCES COGNITIVES
DES ENSEIGNANTS EN RECHERCHE-ACTION : CE QUE LES SCIENCES COGNITIVES APPORTENT AU DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL
Parce qu’elles transposent dans le champ scolaire des contenus et des méthodes issus de la science, les sciences cognitives explorent de nouvelles pistes, qui dépassent, tout en les utilisant, les voies traditionnelles de formation. Zoom sur la recherche-action1 menée, de septembre 2016 à juin 2019, dans cinq établissements scolaires d’Ille-et-Vilaine. Un moteur pour l’émergence d’établissements apprenants.
Professeur de SVT au collège de Sainte-Croix à Châteaugiron, formateur d’enseignants stagiaires en SVT, et ancien chercheur en écophysiologie, Thomas Geslin était naturellement enclin à s’intéresser aux apports des neurosciences en éducation. En 2015, c’est donc individuellement qu’il s’inscrit à plusieurs modules de formation proposés dans son établissement et aux alentours. Sous l’impulsion de son chef d’établissement, sensible à la discipline, il se lance l’année suivante dans une recherche-action, conduite par Pascale Toscani, chercheure associée au LIRDEF de l’Université Paul Valéry à Montpellier.
LES PRÉALABLES : FORMATION ET DÉFINITION DE LA PROBLÉMATIQUE
Au programme de cette première année, trois sessions de formations : la première est théorique ; la seconde porte sur les procédures de la recherche-action ; la troisième engage les équipes sur l’opérationnalisation. C’est lors de cette troisième étape que Thomas rejoint cinq collègues, de collège et de lycée, autour d’une préoccupation commune : « On était plusieurs à se rendre compte que nos séances de correction étaient stériles. L’évaluation était faite, les élèves passaient à autre chose. C’était vécu comme du temps perdu. On était aussi sensibles à leur peur de se tromper, à leur stress. Ces attitudes de défiance qui traduisent l’appréhension au moment de commencer les activités ; les élèves qui cachent leurs réponses, les effacent... Nos attendus touchaient l’inhibition cognitive, mais on ne le savait pas. C’est ainsi qu’est née notre recherche-action sur la prise en compte de l’erreur ».
UNE DÉMARCHE SCIENTIFIQUE INTÉGRÉE AU QUOTIDIEN DES COURS
Le protocole se déroule ensuite avec rigueur : d’abord, la définition d’une problématique, « une question qu’on se pose ». Puis l’émission d’hypothèses (« Si on explique aux élèves comment fonctionne leur cerveau, ils comprendront que c’est important de se tromper »), suivie d’un temps de lectures scientifiques en fonction des hypothèses : « Ça fait partie de la démarche du chercheur : avant de se lancer, on doit être au courant de ce qui a déjà été fait et étudié ».
À la rentrée suivante, la recherche-action peut donc se déployer : 5 établissements, 418 élèves, de la sixième à la Terminale, en SVT, Français, Physique-Chimie, Histoire-géographie. Pour chaque membre de l’équipe, elle commence par un questionnaire qu’on fait passer aux élèves : qu’est-ce qu’ils pensent savoir sur le sujet ? Est-ce que se tromper est important ? Est-ce qu’ils se l’autorisent ? Quelle pression ressentent-ils de leurs parents ? Est-ce que le regard des autres leur importe ?
Il y a ensuite un apport en classe sur le fonctionnement du cerveau, notamment quand on leur pose une question : remettent-ils en cause leur solution-réponse ?
Ces réflexions sont évidemment intégrées au quotidien des cours : « On les met dans la démarche, on fait tout pour prendre en compte leurs erreurs et les amener à réfléchir dessus ». Un deuxième questionnaire est ensuite soumis aux élèves. Enfin, il faut exploiter les résultats, et là, surprise, le premier sentiment est à la déception. « On pensait que ça allait être génial et que le fait d'expliquer allait tout changer. Mais non. Pas pour les élèves. On était assez déçus. On pensait que c’était les élèves qui allaient changer. Mais en fait c’était surtout nous, nos postures, nos façons d’aborder les choses avec eux ». Pascale Toscani les aidera à relativiser ce premier constat, à analyser plus finement ces résultats : les élèves ont significativement moins peur de se tromper à l’écrit ; ceux qui ont la plus mauvaise perception de l’erreur sont ceux qui ont le moins de connaissances sur le fonctionnement de l’apprentissage. Et puis il y a, surtout, ce que l’expérience a produit chez les enseignants, ce qu’elle a modifié dans leurs pratiques.
UN MOTEUR POUR L’ÉMERGENCE D’ÉTABLISSEMENTS APPRENANTS
En classe
1- Ce sont, d'abord, les pratiques d’enseignement qui changent. Banaliser, encourager, dédramatiser l'erreur. Pratiquer la critique constructive. Développer l’usage du brouillon. Encourager la verbalisation de la stratégie d’analyse. Tous ces petits gestes quotidiens qui changent tout : « On projette au tableau une proposition, on dit d’abord ce qui va, puis on demande ce qu’il faut améliorer ». Ou cette phrase : « Merci pour tes erreurs, ça nous a permis de progresser » qui rappelle que l’erreur désormais est « vitale, essentielle, incontournable ».
2- Il y a aussi tous les domaines auxquels l’enseignant se montre plus sensible : « La prise en compte du stress nous amène à réfléchir plus largement sur la prise en compte des émotions des élèves, aussi bien dans leurs apprentissages que pour les émotions extérieures à l’école. On a davantage le réflexe de les faire verbaliser ».
3- Il y a enfin tout ce qui change dans le comportement des élèves, qu’on encourage à « se noter eux-mêmes des appréciations et conseils dans la marge ».Hors de la classe
Vient ensuite ce qui touche au développement professionnel proprement dit.
1- Tout d’abord, la constitution d’un collectif de travail mixte (interdisciplinaire, enseignants, chercheurs). Des matières et des professionnalités différentes permettent des idées différentes. Elles stimulent l’échange et le transfert. Entre les collègues qui ne se connaissent pas se développe une confiance totale, sans jugement, et une véritable dynamique : « On se partageait les livres, on se conseillait des lectures, on se faisait des fiches. Il y avait toujours une personne pour relancer la réflexion. Du coup, même si on était tous pris par nos cours respectifs, on se gardait le processus dans une petite partie du cerveau : on était en analyse permanente ».
2- Le protocole scientifique est également un élément clé : « Le fait qu’il y ait une démarche scientifique motive les enseignants, une démarche avec une rigueur et des étapes à mener jusqu’au bout. Dans une recherche-action, pas de ventre mou, mais une obligation de résultat, sachant qu’un non-résultat, en science, est un résultat ».
3- Le temps long, qui permet des allers-retours permanents entre pratique et théorie, est évidemment central : « Dans une formation traditionnelle, on a des pistes, des idées, on est curieux, on note plein de choses, mais on ne prend pas forcément le temps d’y repenser et de mettre en pratique ».
4- La production attendue et le partage des pratiques avec la participation à un colloque : « Là on n’avait pas le choix, le train était en marche, avec l’aboutissement du colloque du GRENE MONDE2, il fallait suivre les étapes et entre chaque étape, toujours quelque chose à réfléchir ou à produire ».
5- Un lien nouveau, plus étroit, et symétrique, qui se tisse entre élèves au travail et enseignants en développement : « Comme il y a une expérimentation avec les élèves, on est obligés de les prendre en compte. On leur demande leur avis, parce qu’on fait nous-mêmes une formation théorique, et parce qu’on essaye des choses avec eux : on était vraiment avec eux dans la pratique de notre métier. Et on avait le retour direct de notre enseignement ».À l’issue de la recherche-action, en tant que coordonnateur du niveau 6ème, Thomas poursuivra le travail de l’établissement autour des sciences cognitives : ainsi ces deux séances, en début de sixième sur l’erreur, la concentration et les neurones chefs proposées à tous les élèves. Il continue, dans ses cours, à réfléchir et à faire réfléchir les élèves sur l’importance de se tromper et la place centrale de l’erreur dans l’apprentissage. Il a gardé un lien fort avec les enseignants de son groupe, avec lesquels il continue d’échanger pratiques et conseils de lecture.
Les sciences cognitives ont, depuis longtemps, partie liée avec les dynamiques collectives. On le voit dans le dispositif des cogni’classes3 ou dans le réseau des LearningLabs4. On le constate à nouveau dans le témoignage de Thomas Geslin. En créant des collectifs durables et en rapprochant les acteurs et les savoirs de recherche et de terrain, la recherche-action est un puissant incubateur, tant pour le développement professionnel des enseignants, que pour l’émergence d’établissements apprenants.
Céline Douzet, Solenn Monnier et Florent Kieffer
NOTES / liens
[1] Recherche-action en éducation : méthode de recherche qui s’appuie sur la collaboration entre enseignants et chercheurs. Les recherches-actions reposent sur la détermination commune d’un objet d’étude, des objectifs de la recherche et des modalités d’investigation et de travail collaboratif. Ce sont des recherches menées en contexte, sur le terrain. Les recherches-actions visent deux objectifs principaux : 1 ) soutenir le développement professionnel des enseignants et la transformation des pratiques pédagogiques ; 2) soutenir la productions des connaissances concernant ces transformations.
[2] GRENE MONDE, groupe de recherche en neurosciences et éducation : lewebpedagogique.com/grenemonde/
[3] Cogni’classes : dispositif national pour accompagner un travail en équipe d’enseignants dans une classe à mettre en œuvre une ou plusieurs modalités pédagogiques traduites des apports des sciences cognitives de l’apprentissage : sciences-cognitives.fr/cc-cogniclasses/
[4] LearningLabs : réseau de collèges et de lycées qui utilisent les sciences cognitives au service des apprentissages de tous les élèves. Télécharger le document de présentation du réseau.
Pour aller plus loin…
Sciences cognitives, apprentissage et pratiques pédagogiques : 3 questions à Adeline André et à Frédéric Guilleray pour mieux comprendre les sciences cognitives, leurs intérêts pour l’apprentissage des élèves et des moyens pour en tenir compte dans les pratiques enseignantes.
Le Pôlecast : regards croisés sur des expériences de terrain
LES SCIENCES COGNITIVES, UN MOTEUR POUR LE DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL DES ENSEIGNANTS ?
En quoi la démarche scientifique propre à la neuroéducation est-elle source de développement professionnel ? Découvrez dans ce podcast les regards croisés de Jean-Philippe Lachaux, chercheur à l’Inserm, d’une professeure des école et d’une enseignante engagées dans le groupe expérimentateur du programme ATOLE dans le Grand Est.
Entretien avec Aurélia Onyszko
Professeure des écoles en CP membre du groupe expérimentateur du programme ATOLE dans le Grand Est.
Entretien avec Dolorès Strich
Enseignante et formatrice, pilote du groupe expérimentateur du programme ATOLE dans le Grand Est.
Entretien avec Jean-Philippe Lachaux
Chercheur à l’Inserm en neurosciences cognitives et codirecteur de l’équipe Eduwell du centre de recherche en neurosciences de Lyon.
-
Commentaires