« On n'a jamais autant parlé de société inclusive que depuis qu'on prend conscience au quotidien que notre société maintient, et entretient même, des formes d’exclusion. » Le paradoxe français est posé en quelques mots par Charles Gardou, anthropologue, auteur de nombreux ouvrages sur le rapport culturel des sociétés avec les personnes en situation de handicap, dont La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule et La fragilité de source. Ce qu’elle dit des affaires humaines. Il a donné une conférence à Nantes, le 14 novembre 2023, devant un public de professionnels du handicap et de familles concernées, sur le thème « Faire de l'inclusion ou être inclusif ? ».
Le chercheur a ainsi répondu à l'invitation de l'association Rien qu'un chromosome en +, qui rassemble une centaine de familles d'enfants avec trisomie 21 en Loire-Atlantique. Élodie Bourdin, sa fondatrice, explique : « Vu ce qui se passe aujourd'hui, notamment autour de l'école dite inclusive, il nous semblait important de reprendre les bases autour des termes d'inclusion ou inclusif, et d'organiser un événement ouvert à tous ». Harmonie Mutuelle, partenaire de l'association depuis six ans, a aidé à mettre en place la conférence.
Violations des droits des personnes en situation de handicap
« La question du mouvement inclusif est anthropologique et politique au sens noble du terme, introduit Charles Gardou. Notre société, encore souvent exclusive, s'est habituée à tenir en marge les plus fragiles. Or, une société inclusive est une société qui s’élève contre les exclusions quelles qu'elles soient. » Autrement dit, une société inclusive s'adapte à chacun avec ses singularités, et non le contraire. Or, constate l'anthropologue, « en dépit de lois, de règles, les personnes en situation de handicap continuent à faire l'objet, à des degrés divers, de violations de leurs droits dans toutes les parties du monde. Notre pays n’y fait pas exception. »
Un Français sur cinq vit en situation de handicap, qu'il soit moteur, intellectuel, sensoriel, psychique. Les injustices liées au handicap restent, chaque année, le premier motif de saisine auprès de la Défenseure des droits. Cette dernière a souligné dans son rapport de 2022 que 20 % des saisines relatives aux droits de l'enfant concernaient des difficultés d'accès à l'éducation des enfants en situation de handicap. Ce même rapport déplore également que « la France ne respecte pas la Convention internationale des droits des personnes handicapées ».
Considérer chacun comme « normal »
Pourtant, rappelle Charles Gardou, « la France a signé dès 2007, et ratifié en 2010, cette Convention de l'Onu relative aux droits des personnes handicapées. L'optique de ce texte est résolument inclusive et il est à noter que les personnes en situation de handicap elles-mêmes ont contribué à son élaboration ».
Ce texte de référence, souligne deux points essentiels. D'une part, une situation de handicap ne résulte pas seulement de problèmes qui affectent une personne mais surtout de l'adaptation de son environnement. C'est d'ailleurs pour cela que l'on parle de « situation de handicap ». Par exemple, une personne en fauteuil qui vit dans un environnement entièrement accessible, avec des ascenseurs, des rampes… ne se trouve pas en difficulté puisque rien ne l'empêche de mener sa vie quotidienne normalement. « Une société inclusive est celle qui donne sa place à chacun de ses membres, par-delà des normes culturellement construites », souligne Charles Gardou.
D'autre part, l'un des articles de la Convention de l'Onu, qui porte sur l'autonomie de vie, « reconnaît à toutes les personnes en situation de handicap le droit, à égalité avec les autres, de vivre de manière autonome et de faire partie de la société, en étant libres de leurs choix et maîtresses de leur existence ». On admet ainsi, décrypte Charles Gardou, que chaque individu a la capacité, à sa mesure, de faire elle-même ses choix de vie. Or, « dans notre contexte, par habitude culturelle, on pense et on parle, la plupart du temps, à la place des personnes elles-mêmes directement concernées ».
« La Convention de l'ONU oblige à mettre un terme à des pratiques discriminatoires que, trop souvent, on ne considère pas comme telles, poursuit-il. La France peine à s’extraire d'une vision exclusivement médicale, paternaliste et compassionnelle du handicap pour entrer dans une culture de droits. » C’est d'ailleurs pourquoi, dès 2021, l'Onu a demandé à la France de faire évoluer son système, ses pratiques et ses institutions.
« Fausse réalité de l'inclusion »
Depuis quelques années, l’usage de la notion d'inclusion s'est emballé en France, constate Charles Gardou mais un flou persiste. « Je m’inquiète de l'usage abusif de ce terme par rapport aux réalités qu’il recouvre trop fréquemment », poursuit-il. Ainsi, alors que l’Éducation nationale constate chaque année une augmentation des élèves en situation de handicap scolarisés, « nombreux sont les élèves dits en inclusion, présents dans la classe, mais dont les besoins éducatifs spécifiques ne sont pas réellement pris en compte, par défaut d’adaptations et de formation du corps enseignant ».
L'anthropologue regrette que, dans la course à l’inclusion, la quantité prenne le pas sur la qualité. Les chiffres de l’Éducation nationale ne précisent d'ailleurs pas dans quelles conditions chaque élève en situation de handicap est scolarisé, puisqu'il suffit qu'il soit inscrit et fréquente l’école une heure par semaine pour être considéré « en inclusion ».
Éducation, formation, reconnaissance des personnes concernées
Charles Gardou met en garde : « L'optique inclusive ne se réduit pas à un slogan ». Il existe des leviers pour susciter et accompagner le mouvement inclusif. À commencer par l'éducation. « Pour tout enfant, vivre parmi les autres à la crèche, à l'école l'empêche de devenir un adulte qui acceptera passivement que certains de ses pairs soient tenus en marge de la société. »
Deuxième levier, la formation dans tous les domaines professionnels (enseignement, médecine, justice, urbanisme…), afin de et combattre les préjugés persistants. Troisième levier, « peut-être culturellement le plus difficile » : reconnaître l'expertise des personnes concernées par le handicap. « Trop longtemps, on les a privées de parole, alors que leur savoir existentiel est irremplaçable. »
Comme en écho, une mère de famille interpelle Charles Gardou. « Je rêverais de vous emmener, dans ma poche, à la prochaine réunion de suivi de ma fille à l'école, afin de me sentir mieux entendue pour défendre ses choix et droits. » « C'est l’un des problèmes majeurs, acquiesce Charles Gardou. La parole des parents n'est pas assez écoutée et considérée. J'ai moi-même, dans ce contexte, hésité de longues années avant d’évoquer, dans La fragilité de source, mon expérience de père d’une fille atteinte d’une maladie rare. » Mais, loin de décourager les efforts actuels des familles concernées, l'anthropologue souligne : « Le mouvement inclusif est un horizon. Même si l’on n’atteint jamais l’horizon, c’est lui qui donne l'énergie d'avancer ».